Droits de la personne et démocratie
Publié le 9 août 2018 | Par Louis-Philippe Lampron
Discriminer au nom de la religion – 2e partie
Dans mon précédent billet, je résumais les faits entourant un arrêt de la Cour suprême des États-Unis ayant donné raison, le 6 juin dernier, à un pâtissier chrétien qui avait refusé, au nom de ses convictions religieuses, de créer un gâteau de mariage pour un couple homosexuel.
J’ajoutais que ce cas laissait en suspens une question susceptible de mener à un élargissement substantiel dans l’espace public de cette exemption en permettant, en droit américain, à une personne de l’invoquer à l’extérieur des murs des institutions religieuses.
En vertu du principe de séparation du religieux et de l’État, le Canada, et d’autres pays occidentaux comme les États-Unis, reconnaissent des zones d’autonomie confessionnelle au sein desquelles il serait accepté d’exclure des individus sur la base de caractéristiques personnelles, comme le sexe, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.
Pourtant, dans le présent billet, je tenterai de démontrer en quoi l’évolution du droit canadien des droits de la personne depuis le début des années 2000 tend, au contraire, à refermer cette porte que la Cour suprême des États-Unis a laissée ouverte avec l’arrêt Masterpiece Cakeshop. Bref, que l’état actuel du droit canadien ne permettrait pas les discriminations au nom de la religion dans l’espace public.
L’affaire Brockie
Le Canada a connu, il y a quelques années, un cas semblable au litige ayant mené à l’arrêt Masterpiece Cakeshop aux États-Unis. Il impliquait un imprimeur plutôt qu’un pâtissier. Dans l’affaire Brockie1, rendue en 2002, un imprimeur commercial ontarien, Scott Brockie, avait refusé d’offrir ses services d’impression à une société sans but lucratif, The Canadian Lesbian and Gay Archives (CLGA), ayant pour but d’offrir un large accès aux publications associées au mouvement LGBTQ2.
Les CLGA souhaitaient faire imprimer des lettres et des enveloppes à en-tête incluant une mention du fait que les CLGA représentent les intérêts des gais et des lesbiennes. M. Brockie a alors refusé de les servir sur la base de ses convictions religieuses chrétiennes, en vertu desquelles il croyait sincèrement que l’homosexualité est un péché. En conséquence, il ne pouvait contribuer à la dissémination d’informations ayant pour but de favoriser l’acceptation du «mode de vie homosexuel»2. Tout comme dans l’arrêt Masterpiece Cakeshop, l’imprimeur a tenu à faire une distinction entre le fait de servir un client homosexuel (ce qu’il accepterait) et celui de produire du matériel favorisant un «mode de vie» contraire à ses convictions (ce qu’il avait refusé).
Les CLGA et leur président, Ray Brillinger, ont par la suite déposé une plainte pour discrimination fondée sur l’orientation sexuelle devant la Commission ontarienne des droits de la personne qui a mené à une décision du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario en sa faveur en 20003. Le Tribunal a conclu en ordonnant que M. Brockie «fournisse les services d’impression qu’il rend accessibles au public également aux gais et lesbiennes et aux organisations qui défendent leurs intérêts»4.
M. Brockie a porté cette décision en appel devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour différents motifs, incluant une allégation que l’ordonnance de la Commission ontarienne des droits de la personne portait atteinte à sa liberté de conscience et de religion. La Cour supérieure lui a donné partiellement raison en concluant que, bien que M. Brockie ne pouvait refuser d’imprimer les enveloppes et les lettres demandées par les CLGA sans violer de manière injustifiée le droit à l’égalité des CLGA et de leur président, l’ordonnance de la Commission avait effectivement été trop largement formulée.
En conséquence, la Cour supérieure a reconnu qu’un imprimeur pourrait refuser d’imprimer du matériel se trouvant en conflit direct avec ses convictions religieuses, comme des «documents qui incluaient un message faisant la promotion du mode de vie homosexuel»5.
Le renforcement progressif du droit à l’égalité
L’ouverture laissée par la Cour supérieure de l’Ontario en 2002, par ailleurs jamais avalisée par la Cour suprême du Canada, est contraire à l’état actuel du droit si l’on tient compte de l’évolution jurisprudentielle des interactions entre la liberté de religion et le droit à l’égalité au Canada. Autrement dit: je ne crois pas que le droit canadien des droits de la personne permettrait aujourd’hui à une personne d’invoquer une conviction religieuse à l’extérieur des murs d’une institution religieuse pour refuser d’offrir un service à une autre personne, ou de faire affaire avec elle, en raison d’une caractéristique personnelle (comme son orientation sexuelle ou son identité de genre).
Plusieurs éléments importants me permettent d’en venir à cette conclusion, notamment:
- Les nombreux arrêts de la Cour suprême qui ont fait du droit à l’égalité –et de la protection des minorités vulnérables– une des pierres d’assise des textes protégeant les droits et libertés de la personne au Canada, dont la Charte canadienne et la Charte québécoise6.
- La multitude de dispositions législatives, ayant cours dans les provinces et les territoires canadiens, qui interdisent formellement les distinctions discriminatoires lorsqu’une personne décide d’offrir des biens ou des services à la population7.
- Deux arrêts sur les commissaires aux mariages, dans le cadre desquels 2 Cours d’appel (Saskatchewan et Manitoba) ont clairement reconnu qu’il n’était pas possible d’accepter qu’un commissaire au mariage refuse d’unir 2 conjoints de même sexe sur la base de ses convictions religieuses lorsqu’il est employé par l’État 8, 9.
Percer la bulle d’autonomie confessionnelle
Cela dit, la tendance la plus déterminante sur cette question provient de 3 arrêts récents de la Cour suprême du Canada, dans le cadre desquels la «zone d’autonomie confessionnelle» reconnue aux établissements confessionnels m’apparaît avoir été substantiellement réduite pour les enjeux liés à la protection des minorités vulnérables: l’arrêt Loyola10et la dilogie Trinity Western11.
Dans le premier cas, la Cour suprême a reconnu la légitimité de l’État d’imposer à un établissement confessionnel, l’École secondaire Loyola, de tradition jésuite, l’obligation d’exposer ses élèves à un enseignement neutre d’autres courants religieux que celui qui se trouve au cœur de sa mission12. Pour la Cour suprême, la légitimité de cette percée au sein de la bulle d’autonomie confessionnelle des écoles confessionnelles repose sur l’importance des valeurs communes canadiennes (soit l’égalité, les droits de la personne et la démocratie) et sur le fait que «la liberté de religion doit s’interpréter dans le contexte d’une société laïque, multiculturelle et démocratique qui tient au plus haut point à protéger la dignité et la diversité, à favoriser l’égalité et à assurer la vitalité d’une croyance commune à l’égard des droits de la personne»13.
Dans le second cas, la Cour suprême a validé la décision de 2 organismes publics qui avaient refusé d’agréer la Faculté de droit de l’Université Trinity Western, une université confessionnelle chrétienne, tant qu’elle ferait signer aux étudiants qui la fréquentent un «code de vie» discriminatoire à l’égard des membres de la communauté LGBTQ2. Le contenu de ce code de vie reprenait des éléments structurants du dogme religieux autour duquel l’établissement confessionnel s’est constitué.
Dans les 2 arrêts rendus simultanément, la Cour revient à plusieurs reprises sur l’importance du droit à l’égalité dans l’espace public et sur le fait que ce droit constitue l’une des valeurs phares de la jurisprudence propre aux droits et libertés de la personne en droit canadien. Dans un passage extrêmement fort, les juges, majoritaires, vont jusqu’à affirmer que «les restrictions à la liberté de religion constituent souvent une réalité incontournable pour le décideur dans le cadre de l’exercice du mandat que lui confie la loi dans une société multiculturelle et démocratique. La liberté de religion peut être restreinte lorsque les croyances ou les pratiques religieuses d’une personne causent préjudice aux droits d’autrui ou entravent l’exercice de ces droits»14.
Pour toutes ces raisons, bien qu’il ne soit pas possible d’affirmer avec une absolue certitude que la Cour suprême n’avalisera jamais les principes établis dans la décision Brockie (et ceux laissés en suspens dans l’arrêt Masterpiece Cakeshop, aux États-Unis), il est au moins permis d’affirmer avec assurance que cette reconnaissance serait aussi surprenante que difficile à concilier avec l’évolution jurisprudentielle canadienne des 16 dernières années.
1 Brockie c. Dillinger (No.2), 2002 CanLII 63866 (ON CS), [en ligne: https://www.canlii.org/en/on/onscdc/doc/2002/2002canlii63866/2002canlii63866.html?autocompleteStr=brockie%20human&autocompletePos=2] [ci-après la décision Brockie]. ↩
2 Idem, parag. 3. ↩
3 Brillinger c. Imaging Excellence, 2000 CanLII 20856 (TDP Ont.), [en ligne: https://www.canlii.org/en/on/onhrt/doc/2000/2000canlii20856/2000canlii20856.html?resultIndex=6] ↩
4 Traduction libre de l’ordonnance suivante: «to provide the printing services that they provide to others, to lesbians and gays and to organizations in existence for their benefit»: Brockie, précitée, note 2, parag. 37. ↩
5 Traduction libre de: «…material that conveyed a message proselytizing and promoting the gay and lesbian lifestyle»: idem, parag. 57. ↩
6 Pensons notamment aux arrêts Bruker Marcovitz, [2007] 3 R.C.S. 607, R. c. Kapp, [2008] 2 R.C.S. 483 et Québec (Commission des normes, de l’équité et de la sécurité au travail c. Caron, 2018 CSC 3. ↩
7 Pensons notamment aux articles 10.1 à 19 de la Charte québécoise qui interdisent spécifiquement les actes discriminatoires dans la formation d’actes juridiques pour l’obtention de «biens ou services ordinairement offerts au public», dans la publicité, dans l’embauche et à tous les stades de la relation d’emploi ou en ce qui concerne l’accès «aux lieux publics accessibles à tous». ↩
8 Marriage Commissioners Appointed Under the Marriage Act (Re), 2011 SKCA 3. ↩
9 Kisilowsky c. Manitoba, 2018 MBCA 10, [en ligne: https://www.canlii.org/en/mb/mbca/doc/2018/2018mbca10/2018mbca10.html?searchUrlHash=AAAAAQAVImZyZWVkb20gb2YgcmVsaWdpb24iAAAAAAE&resultIndex=5] ↩
10 École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12. ↩
11 Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32 et Trinity Western University c. Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 33 (arrêts rendus le même jour). ↩
12 École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), précité, note 10, parag 71 à 74. ↩
13 Idem, parag. 47. ↩
14 Trinity Western c. Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 33, parag. 40. ↩
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