Pensées de design
Publié le 23 novembre 2015 | Par Caroline Gagnon
Du design de l’objet au design urbain
Il y a quelques années, j’ai effectué une recherche sur les équipements techniques qui se multiplient dans la ville. Mon équipe et moi avions fait le décompte de tout ce qui se trouvait sur la rue et le trottoir, dans une zone déterminée, en termes de mobilier et d’équipements techniques, permanents ou temporaires.
Ici et là, plusieurs objets prennent place dans nos milieux de vie. Il peut s’agir de poteaux, de câbles, de boîtiers, de lampadaires, de poubelles, de panneaux signalétiques, de cordes à linge, de voitures, de bancs, de bacs de recyclage, de supports à vélos, d’abribus, de bornes de protection, etc. De plus, avec l’arrivée de nouveaux services de télécommunication, de distribution de courrier, de collectes sélectives des déchets ou de recharge des voitures électriques, la présence et la diversité de ces objets tendent à s’accentuer dans nos environnements quotidiens.
À l’heure où nous parlons abondamment de ville intelligente, ces ajouts fréquents me rendent perplexe. Comme si, pour chaque service supplémentaire, il fallait introduire dans la ville, et plus particulièrement en bordure de rue, un nouvel objet, augmentant la complexification de nos quartiers. Il faut savoir que ces éléments interagissent entre eux, formant souvent un tout très peu homogène qui relève davantage d’une pratique d’accumulation que d’une réelle planification de nos milieux de vie. Cette tendance risque de rendre nos environnements plus complexes sur le plan matériel, contrecarrant ainsi le concept de ville intelligente tant mis de l’avant par les instances municipales.
L’implantation de nouveaux équipements de rue
Dans l’actualité récente, 2 projets m’ont interpelée, car ils questionnent ces pratiques d’utilisation de l’espace public comme dépositaire d’équipements utilitaires sans égard à la qualité du cadre de vie et des activités humaines qui s’y déroulent. Le premier concerne l’introduction de bornes de recharge pour les voitures électriques en milieu urbain et le second, les boîtes postales collectives. Ce dernier projet est en arrêt d’implantation depuis l’arrivée du nouveau gouvernement fédéral, mais les boîtes postales ont néanmoins déjà soulevé plusieurs débats publics. Je conserve donc aussi cet exemple pour illustrer mon propos.
Si, d’emblée, l’arrivée des voitures électriques et des bornes de recharge amènent l’individualisation d’un service jusqu’alors collectif –les stations-service–, les boîtes postales, à l’inverse, impliquent la collectivisation d’un service à la base individualisé. Pourtant, l’un et l’autre introduisent de nouveaux objets dans l’espace urbain partagé, qui s’ajoutent à ceux existant déjà. Ces 2 projets posent donc des enjeux similaires en termes d’implantation, d’encombrement et de design. Je vais tenter d’illustrer simplement les problématiques qu’ils soulèvent.
La Ville de Montréal va bientôt implanter de nouvelles bornes de recharge électrique dans les rues pour favoriser l’électrification des transports individuels. Selon La Presse, «le maire Denis Coderre est prêt maintenant à peser sur l’accélérateur pour atteindre 1000 bornes de rues en 2020.» La Ville de Québec ne saurait tarder à faire de même, d’autant plus que le gouvernement provincial mise beaucoup sur la valorisation des voitures électriques dans sa politique de développement durable.
Bien sûr, plusieurs voient dans ces initiatives un réel bénéfice pour la société, puisque les voitures électriques permettent une réduction des émissions polluantes et du bruit. Ces véhicules pourraient aussi constituer une meilleure option sur le plan énergétique. Ils répondraient donc à une problématique importante qui touche la durabilité des villes.
Pourtant, l’électrification du transport individuel comporte des enjeux réels. Si, d’une part, la voiture électrique ne peut régler les problèmes récurrents de congestion, de circulation et de pression sur les infrastructures routières, elle pose, d’autre part, un important défi d’implantation à grande échelle des réseaux de recharge. En effet, installer des bornes sur rue implique quelques difficultés en termes d’encombrement tant visuel que fonctionnel de l’espace public. J’éviterai ici de revenir en profondeur sur les enjeux plus larges liés à la stratégie d’électrification des transports individuels. Ces enjeux soulèvent de nombreux questionnements en lien avec les réseaux d’infrastructures routières, et leurs visées permettent peu de réévaluer l’importance qu’on accorde au tout-à-l’auto dans la planification de nos déplacements. De même, il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la délicate question du financement public d’un service destiné à un usage privé privilégiant certaines entreprises automobiles à vocation mercantile ou une élite économique. Je vais donc concentrer mes propos sur l’implantation des bornes de recharge en milieu urbain.
Amélioration ou nuisance?
Avez-vous déjà remarqué que les bornes de recharge ont été conçues de manière à conserver l’idée symbolique de «faire le plein d’essence»? Elles sont ainsi munies d’un câble et d’un pistolet qui permettent de brancher la voiture à la borne. Le temps de recharge –de 30 minutes à 8 heures, selon le type de véhicule et le type de borne– est ici un facteur important. C’est en partie pour cette raison que la recharge d’une voiture électrique doit être réfléchie en fonction d’un véhicule stationné pour une période prolongée.
Cela dit, qu’en est-il de l’innovation dans ce secteur d’activités qu’on juge abondamment prometteur? Je m’interroge en effet quant au design de la borne. Ce n’est pas tant qu’elle ne soit pas bien conçue ni que les équipes de design n’aient pas étudié attentivement sa fonctionnalité. Toutefois, l’ajout de cet équipement constitue à mon sens une nuisance importante à l’activité qui se déroule dans les rues, à savoir se déplacer, socialiser et, plus largement, participer à la vie collective et à l’attractivité urbaine.
La rue n’est pas un espace neutre et ne devrait pas être un lieu de dépôt fonctionnel. Implantées en bordure de la rue, ces bornes créeront un impact visuel assez imposant. En ce sens, la borne n’est pas un objet urbain. Elle a été conçue comme un équipement singulier qui ne dialogue pas avec son environnement. Prise individuellement, elle ne pose pas de problème. C’est plutôt lorsqu’elle s’ajoute à tous les équipements de l’espace public et à ses activités qu’elle pose un défi. Des bornes alignées tous les 5 mètres sans avoir été conçues pour s’intégrer harmonieusement à notre milieu de vie: imaginez un peu l’effet d’ensemble sur une rue!
De plus, sur les plans de l’usage et de la fonctionnalité de l’objet, les câbles liés aux bornes gêneront beaucoup les activités quotidiennes et risqueront d’entraver le chemin des personnes qui déambulent, particulièrement celles qui sont à mobilité réduite. Vous savez comme moi qu’un câble qui traîne risque de nous faire trébucher! Et que dire des enfants qui ne portent pas toujours attention à l’endroit où ils marchent. Ajoutez à cela les différentes activités d’entretien qui nécessitent de se mouvoir sur une chaussée sans entrave, parfois la nuit avec un éclairage plus faible. Sans compter l’hiver qui viendra augmenter les défis d’usage et d’entretien! À toutes ces considération s’ajoutent les objets déjà présents sur la voie publique, en plus des sacs et des bacs qui jonchent les trottoirs, quitte à en faire des parcours à obstacles les jours de collecte des déchets! De plus, compte tenu de la fragilité des bornes électriques et des risques d’incidents avec les différents véhicules de voirie et d’entretien public ou, tout simplement, avec les voitures, des bornes de protection doivent souvent être ajoutées, cette nécessité de protection n’ayant pas été considérée lors de la conception.
Bien sûr, le défi de design de la borne «en soi» ou «comme objet» devrait intégrer ces préoccupations plus finement. La question de la planification concertée de l’espace public a aussi son rôle à jouer. Les mêmes questions se posent quand Poste Canada envisage l’implantation à grande échelle de boîtes de courrier collectives. Où devrait-on les installer? Ont-elles été conçues pour faciliter l’expérience de toutes les personnes qui les utilisent et dans le souci de bien les intégrer à leur environnement? Ne deviendront-elles pas des nuisances plutôt que de réellement contribuer à l’amélioration de nos quartiers et de nos espaces de vie? Ne seront-elles pas vite vandalisées? Hélas, tous ces aspects n’ont pas été prévus dans la planification de leur implantation. Avec comme résultat que les boîtes de courrier collectives sont des objets génériques dispersés partout de la même manière, sans réelles considérations pour l’urbanité ni pour le caractère singulier des quartiers et des villes.
De la cohérence des actions dans l’espace public
Déjà, quand mon équipe de recherche et moi nous étions interrogés sur la présence d’équipements techniques dans l’espace public, nous avions constaté que nos environnements quotidiens sont de plus en plus saturés d’objets multiples et hétéroclites. Nous avions évoqué la nécessité pressante de travailler, d’une part, à optimiser les équipements existants et à définir leur problématique de design en termes d’expériences urbaines et, d’autre part, à concevoir davantage les ajouts d’équipement en rassemblant leurs fonctions plutôt qu’en les multipliant.
C’est un peu ça, le rôle du le design public: s’assurer d’agir dans une perspective d’ensemble plutôt que monofonctionnelle et considérer les défis que posent, sur différents plans, l’introduction de nouveaux services pour l’ensemble de la population concernée. En ce qui a trait aux bornes électriques et aux boîtes postales, on peut, bien sûr, revoir leur design afin de les rendre beaucoup plus adaptées, plus attrayantes et plus fonctionnelles pour tous. Ce serait déjà une nette amélioration. Pour les bornes de recharge, cela éviterait, par exemple, l’usage superflu de bornes de protection, puisque cette préoccupation serait déjà intégrée à leur design.
Mais ce souci n’est pas suffisant. Il faut également s’assurer de la cohérence des actions des différents intervenants et décideurs et de leur capacité à travailler ensemble pour favoriser une implantation qui tient compte des activités humaines et de la qualité de notre cadre de vie. D’autant plus qu’il existe déjà, dans l’espace public, plusieurs équipements et technologies qui, bien intégrés et réfléchis, peuvent nettement contribuer à la qualité de notre cadre bâti et de notre quotidien. Il suffit, pour ce faire, de prendre le temps d’y penser et de bien circonscrire la problématique au-delà de la stricte fonctionnalité de l’objet et du service rendu.
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Publié le 25 novembre 2015 | Par Gabi Gouvi
Singapour, par exemple, favorise le transport en commun de masse, quoique un peu de force (les permis de conduire y coûtent près de 10 000$/an, mais son métro est l'un des plus sophistiqués et efficaces énergétiquement au monde). Toujours est-il que l'installation de bornes électriques reflète bien la tendance à l'individualisation dont j'observe la propagation au sein de ma génération. Une individualisation qui, malheureusement, nuit fortement à une quelconque concertation du public et à la planification des espaces urbains. Évidemment, toute métropole qui subit une forte croissance démographique ou les pressions d'une large population présente des défis importants d'organisation et de planification, qui sont parfois très difficiles à relever malgré une bonne volonté (Curitiba en est un bon exemple).
Tout projet pour rendre les rues plus belles, plus efficaces, plus épurées devrait être examiné, mais je suis tout à fait d'accord avec toi, Caroline, sur le fait que tous les efforts à ce niveau devraient se planifier intelligemment et rigoureusement. Un projet pris individuellement ne pose souvent pas de problème, toutefois, sa combinaison avec tous les autres éléments que comporte les rues crée rarement un tout harmonisé. Peut-être est-ce la responsabilité des villes? Peut-être celle des concepteurs de tels projets? Peut-être que le public, dans ses habitudes de vie et de consommation, a aussi son rôle à jouer dans cette problématique...
Probablement que tout le monde a son bout de chemin à faire pour rendre l'espace urbain plus intelligent, et surtout, plus intelligible.
Les commentaires de M. de Winter sont très pertinents et apportent une lumière sur certains exemples de projets d'espace public magnifiquement mis en oeuvre. Par contre, je ne suis pas certain que l'implantation de bornes électriques, du moins dans leur itération actuelle, ne fasse partie de ces projets. Si, par les bienfaits du processus de design, le concept était amélioré et répondait à plus de questionnements et problèmes, il vaudrait peut-être la peine de le mettre en oeuvre alors, que ce soit une erreur ou pas, car il est important, encore une fois, de faire des pas en avant vers cette fameuse solution ultime qui n'est pas encore de ce monde.
Il faut seulement s'assurer que ce pas, on ne le fait point en arrière sans le savoir.
Publié le 26 novembre 2015 | Par Caroline Gagnon
Tu as raison de citer ces 2 projets. J'y reviendrai dans un autre billet.
Caroline
Publié le 25 novembre 2015 | Par Koen De Winter
Malgré ses différents niveaux de complexité de la juxtaposition des différents systèmes de signalisation, de transport d'énergie, d'éclairage ou d'autres services et leur impact tantôt sur la santé, sur l'efficacité des déplacements, sur la sécurité sur la compréhension des messages etc. malgré cette complexité donc, ton texte est intéressant. Il est vrai qu'en design on a pris l'habitude d'argumenter plus avec des propositions qu'en énumérant les problèmes, mais ça ne veut pas dire qu'une énumération des problèmes ne contribue pas à définir proprement le domaine. Personnellement, voir la proposition pour les pylônes de haute tension en Islande me décrit mieux le problème des pylônes de haute tension dans une nature vierge que la description du problème sous forme d’enquêtes ou d'études. Dans ce cas particulier ça ne me dérange même pas que l'on décrit souvent le projet comme une réalisation alors que ce n'est qu'un projet dont la réalisation n'est pas très probable, justement parce que les documents (vive photoshop) démontrent bien ce qui constitue une alternative possible.
Ceci étant dit, ce qui me manque surtout dans ton survol de la problématique sont des exemples Québecoises d'efforts sérieux d'intégration des systèmes existants, comme c'est le cas pour le mobilier urbain que Michel Dallaire a développé pour le quartier international de Montréal. Il se peut que le mobilier ne solutionne pas tous les problèmes que tu signale, mais il intègre dans les poteaux de luminaires la possibilité d'intégrer des bancs publiques, la signalisation routière, la signalisation du transport en commun, des bacs de déchets etc. Les matériaux et formes de ces bancs publiques se retrouvent dans les banc indépendants etc. Certes, il y a des éléments qui échappent à l'influence bénéfique du designer, mais il me semble que ce projet est une étape importante entre le chaotique qui meuble nos rues et la solution idéale et ultime qui n'est pas de ce monde. Un autre exemple d'une intégration sublime et chargée de sens sont les bancs/voiles à Verchères de Felix Guyon. Le problème de leur intégration n'est pas la surenchère que l'on retrouve en ville, mais l'échelle majestueuse du fleuve n'est pas un petit défis non plus.
Je sais que ça n'enlève rien de la pertinence de ton récit, mais signaler des exemples et montrer que des solutions sont possibles ouvre une fenêtre d'espoir, même dans une description critique et justifiée.
Au plaisir de te lire.
Koen
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