Pensées de design
Publié le 25 février 2016 | Par Caroline Gagnon
Le design est-il en crise existentielle?
Un des premiers exercices que je donne à mes étudiants est de définir ce qu’est le design. Je pourrais également vous poser la question: pour vous, le design c’est quoi? Un designer, ça fait quoi? Le design industriel ou le design de produits, car les 2 appellations sont aujourd’hui utilisées indistinctement, ça veut dire quoi exactement? Cela pourra vous étonner, mais c’est exactement ce à quoi réfléchit l’Association des designers industriels du Québec (ADIQ) à la suite de la proposition de la nouvelle définition du design par l’International Council of Societies of Industrial Design (ICSID). Cette définition, encore préliminaire et dans sa version abrégée, est la suivante: «Industrial Design is a strategic problem-solving process that drives innovation, builds business success and leads to a better quality of life through innovative products, systems, services and experiences.»
La tradition du design industriel à revisiter
En design industriel, la pratique traditionnelle du design est très étroitement liée à la révolution industrielle et à l’émergence de la production de masse et de la consommation de masse. Placés dans ce contexte, les designers industriels développent les aspects fonctionnels, techniques et esthétiques d’un objet pour répondre à une différenciation de l’offre de marché. On pense à tous les objets qui nous entourent –casques de vélo, fourchettes ou voitures–, et à leur développement. Avec le temps, les pratiques du design se sont diversifiées et ne sont plus uniquement liées à l’industrie manufacturière et à la création de produits de consommation. De nouveaux métiers du design sont nés avec, notamment, l’arrivée du numérique, l’engouement pour la collaboration, l’empathie et le design thinking, ainsi qu’en fonction des enjeux sociaux et environnementaux dont fait face la société actuelle.
Je vous ai déjà parlé du design de service, du design public, du design urbain. J’ai également évoqué dans certains textes le design social, le design stratégique, le design activiste et le design de politiques (pour lire mes billets précédents, cliquez ici.). Et je pourrais aussi souligner le design de jeux vidéo, le design d’interface, le design d’interaction, le design centré-usager. La plupart de ces activités professionnelles ne sont pas le propre du design industriel; on les trouve dans plusieurs disciplines du design, notamment en design graphique, en architecture, en urbanisme et en design d’intérieur. Toutefois, ces nouvelles catégories de pratique du design font de plus en plus partie de l’expertise que peut offrir le designer de produits. Ainsi, plusieurs d’entre eux travaillent dans des secteurs aussi variés que l’industrie du jeux vidéo, le design d’interface Web, le User Experience Design (UX), la participation citoyenne, le design urbain, le design de service, le design social, le design pour la santé, le design stratégique, etc. La différence entre eux et les autres professionnels qui se réclament de ces nouveaux champs de pratiques est qu’ils agissent à partir des connaissances et des compétences propres à la discipline du design industriel. C’est donc un peu de cette particularité des pratiques professionnelles, et plus largement du design, que les associations essaient de tenir compte dans leur redéfinition: être perméable aux transformations et à une plus grande transversalité des pratiques tout en étant ancrés dans une tradition disciplinaire. Et c’est là que se joue tout le défi de se définir.
Le design: comme processus et comme pratique
Dans la définition proposée par l’ICSID, le design est d’abord décrit comme un processus de raisonnement. Ce processus, que plusieurs nomment le design thinking, implique une forme de résolution de problèmes créative en appliquant une démarche qualifiée d’itérative et moins linéaire que ne le propose les disciplines scientifiques comme l’ingénierie. Cette forme de pensée implique, dans un premier temps, d’identifier et de définir ce à quoi il faut trouver des solutions, c’est-à-dire la problématique. Par exemple, on peut s’attarder à améliorer l’attente dans une gare ferroviaire. On pourrait définir le «problème» comme un manque de confort et entreprendre un projet de redesign des chaises. La commande serait alors uniquement de bonifier le confort par une conception plus ergonomique des chaises avec une mise à jour stylistique. On pourrait aussi le définir comme un projet d’ambiance et revoir l’aménagement de l’espace avec du nouveau mobilier, un nouvel éclairage, un projet de design d’intérieur. Dans les 2 cas, on améliore la situation et on implique des designers de produits, des designers d’intérieur et, peut-être, des architectes. Si on pousse la réflexion plus loin, on peut s’attarder à ce que veut dire attendre et limiter le temps d’attente, revoir le modèle d’affaires du service de train, proposer une démarche réunissant à la fois les design d’interface, de mobilier, d’intérieur, etc. Le processus de design s’attardera à poser les balises des possibilités, à identifier les besoins et les expériences souhaitables pour ensuite les tester en phase continue de prototypage afin de livrer ce qui est préférable.
L’illustration du Double Diamant du Design Council (voir ci-bas) présente l’itinéraire de ce type de démarche qui, a priori, n’implique pas nécessairement une discipline du design en particulier. Cette démarche cherche plutôt à favoriser la solution qui convient le mieux à une situation problématique qu’on souhaite améliorer. Ainsi, le design serait utile en tant que méthodologie pour concevoir et améliorer les services et les différentes interfaces entre le monde matériel (objets et environnements) et l’immatériel (virtuel, expérience). On réfère alors au design thinking, démarche pouvant lier l’ensemble des disciplines du design.
http://https://vimeo.com/28504529
Source de l’illustration et de la vidéo: Design Council. 2011. Reducing violence and agression in A&E. Through a better experience (http://bit.ly/1OuTI0N)
De design industriel à design tout court?
Le design industriel ou design de produits s’appuie donc sur ce type de raisonnement pour effectuer le travail d’itération nécessaire au développement d’un produit. En général, son expertise se fonde sur des connaissances liées à la créativité, à l’expérience humaine et aux procédés de fabrication et de production en série. Ce qui distingue le design industriel des autres disciplines du design, c’est donc qu’il porte plus spécifiquement sur le monde des objets –c’est sa spécialité– et sur les procédés de fabrication industrielle. Toutefois, il est de moins en moins rare de voir des designers se détourner des objets et se consacrer davantage à des problématiques moins tangibles comme les services, les politiques, les systèmes ou le numérique. En transposant les compétences transversales du design et les compétences spécifiques du design industriel, le designer intervient plus largement pour éclairer différents enjeux de la société. Et c’est là que la pertinence d’une définition plus ouverte à la pluralité des pratiques s’affirme.
Il n’en demeure pas moins que l’exercice demeure difficile et que la définition que propose actuellement l’ICSID suscite de nombreux débats parce qu’elle tend à s’éloigner de la tradition du design industriel et, par ricochet, à empiéter sur les autres disciplines du design. Ajoutons à cela le fait que l’organisme changera de nom, retirant le qualificatif «industriel» pour passer de International Council of Societies of Industrial Design à World Design Organisation.
À l’échelle nationale, l’ADIQ a initié le même questionnement afin d’inclure davantage les différents métiers que pratiquent les designers, au-delà du designer industriel traditionnel. Dans les prochains mois, la communauté se mobilisera pour mieux implanter ce changement et réfléchir à ses possibilités de renouvellement. Mais en même temps, il ne faut pas perdre de vue l’ancrage disciplinaire du design industriel qui le distingue des autres disciplines du design. Autrement, cela risque d’être mal reçu des autres associations professionnelles et de toutes les disciplines qui se réclament aussi de l’usage du design comme processus créatif et innovant.
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Publié le 8 mars 2016 | Par jean-Francois Simard
Je crois qu'il faut réussir le défi du «un ET l'autre» et non s'enfermer dans une logique de «un ou l'autre».
J’ai œuvré au sein d’une entreprise manufacturière pendant plus de 25 ans et j’ai constaté à quel point la pratique du design d’objets est intimement liée à la réalité industrielle du producteur. Parfois des objets sont conçus en abstraction d’une commande industrielle précise, mais cette réalité ne survivra pas à la rencontre nécessaire entre le designer et l’industriel qui, ultimement, décideront de produire cet objet et de le distribuer.
De ne pas faire état des spécificités liées aux défis que posent l’industrialisation d’un objet, le conditionnement des matériaux industriels, la distribution des biens de consommation, une gestion durable des ressources et toutes les considérations normatives et législatives liées a cette réalité ne serait pas rendre justice à l’ampleur et à la valeur du design industriel.
J’ai bien aimé l’analogie de mon collègue Vincent, pensons à la médecine et à ses multiples disciplines. Si je consulte sans hésiter mon beau-frère, qui est ostéopathe, pour toutes sortes d’avis médicaux généraux, il est hors de question que je lui demande de me faire un pontage.
Dans un même ordre d’idées, on peut donc penser que toutes les pratiques professionnelles qui impliquent la création d’une solution, matérielle ou pas, qui ont une problématique, sont effectivement impliquées dans un acte de design qui utilise un processus commun. La conception de la solution s’appuie effectivement sur des bases communes générales ET la production de la solution finale implique des notions contextuelles qui sont propres aux différentes sphères d’activité spécialisées du design.
Cette perspective n’exclut pas la complicité, la complémentarité et la collaboration, bien au contraire. La communauté du design ne saurait être complète sans la complicité de ses spécialités. Certains peuvent pratiquer dans plusieurs champs d’application du design et c’est tant mieux. Cependant, ceci ne devrait pas nous empêcher de reconnaître les différents segments de la pratique. Ce serait un peu comme de définir le hockey en ne parlant que de la planification du match.
En affaire on apprends, parfois à la dure, qu’à essayer de plaire à tous, on fini par déplaire à tous. Moi, je crois que l’excellence implique de faire des choix.
JF
Publié le 27 février 2016 | Par didier mandart
Publié le 25 février 2016 | Par Mario Gagnon
Je dois dire que je suis bien d’accord avec ta réflexion sur le changement de nomination, et sur la définition. Ayant fait partie du Comité de la Pratique professionnelle de l’ICSID à l’élaboration de cette nouvelle version, tu comprendras que nous avons eu beaucoup d’argumentation avant d’arriver à une formulation acceptable. La lire est une chose mais l’écrire en est tout une autre!
Je te ferais cependant un commentaire sur le fait que tu mentionnes que l’ICSID «tend à s’éloigner de la tradition du DI et à empiéter sur les autres professions».
Je crois au contraire que ce qui arrive devait arriver et que nous sommes même un peu en retard sur le débat. L’ouverture en cours depuis quelques années est le reflet d’une compétence élargie au niveau de la formation qui permet aux DI de rejoindre plusieurs autres niveaux d’intervention. Cette formation, bien que critiquée à plusieurs égard, a la grande qualité d’être ouverte et inclusive. C’est ce qui nous différencie, nous permet de nous introduire dans diverses disciplines et nous permet maintenant d’avoir ce débat. Le changement de nom de l’ICSID pour la WDO (World Design Organisation) est en ligne avec cette volonté ferme d’inclure dans nos débats et réflexions d’autres professions qui contribuent à proposer de meilleures solutions et à mieux résoudre une problématique précise.
Est-ce une chance ou un danger? L’avenir nous le dira, mais je crois sincèrement que nous avons un moment privilégié qui doit se transformer en opportunité. Cette réflexion est un gage de santé professionnelle et est très porteuse pour la jeune et nouvelle génération de designers industriels. J’ai toujours été un ardent défenseur et promoteur de la transdisciplinarité et ce que nous visons présentement me porte à croire qu’il y a de l’avenir dans cette direction. Les vases clos doivent être brisés!
Tu constateras aussi que j’utilise encore le mot «industriel». Pour le moment, je voudrais m’en tenir au débat de base, car là aussi, j’ai eu de bons échanges et nous pourrions assurément en avoir d’autres. Pour moi, le mot «industriel» n’est qu’un qualificatif qui nous positionne dans un univers de plus en plus «confus» que tous appelle «DESIGN». Il faudra faire une table de discussion sur le sujet!
Bravo pour cette note et félicitations à L’ADIQ qui supporte cet exercice.
Mario Gagnon
Coprésident ALTO DESIGN
Professeur Associé
École de design Université de Montréal
Membre du Conseil de l’ICSID (WDO)
Publié le 25 février 2016 | Par Vincent Cloutier
Je pense que le titre de ton billet résume très bien la situation. En effet, enlever le terme industriel pour certains équivaut à étêter la définition même d'une profession qui, déjà perçue comme généraliste dans une société où tout se spécialise toujours davantage, se pose depuis longtemps la question de sa position vis-à-vis de l'ingénierie et plus récemment, des stratèges, du marketing, etc. Car tout le monde tire sur son bord de la couverture!
Qu'on pense à l'emprunt par le monde des affaires du design thinking jusqu'à plus soif ou encore aux compétences des domaines créatifs qui se fondent l'une dans l'autre créant des super bureaux (je pense entres autres au monde du design graphique, des communications et du marketing), qu'a donc à apporter le designer industriel si on lui ampute la moitié de sa définition? J'ajouterais qu'avec cette appropriation du design thinking par d'autres milieux que ceux liés à proprement parler au design, le poids des designers autour des tables de concertation et dans les paliers décisionnels tend à s'amoindrir, ce qui est un sacré paradoxe!
Pourtant, ne devrait-on pas être enthousiastes vis-à-vis de ces changements, de cette popularité que connaît le design depuis quelques années? Ou devrait-on s'inquiéter qu'il devienne galvaudé comme jamais jusqu'à ne plus vouloir rien dire car il faut se le dire, sa définition semble en mouvance constante!
Ceci n'est pas mon opinion par ailleurs. Je pense personnellement que l'ouverture vers la transdisciplinarité est riche d'opportunités si on sait les saisir. En définissant le design comme processus, il faut admettre par le fait même qu'il n'est l'apanage de personne, mais qu'il appartient à tous. On peut bien sûr mal l'utiliser ou se l'approprier à tort et à travers.
Je pense que ceci doit nous faire réfléchir sur nos instituions scolaires. Parachuter un ou une étudiant(e) dans le milieu du travail en lui faisant miroiter que celui-ci détient un diplôme complet serait faire omission que sa pratique se définira surtout à travers ses expériences de travail et du parcours qu'elle ou qu'il aura choisi d'emprunter.
Je pose la question: à quoi bon s'entêter à imposer le terme industriel à des pratiques plurielles certes issues du même bagage académique et utilisant des outils communs, mais revendiquant des spécificités propres qui les différencient forcément? Après tout, un médecin étudie en médecine mais pratiquera toujours comme cardiologue, médecin de famille, radiologiste, etc. Et peut-être qu'après tout, ceci aidera les designers à mieux se positionner dans leur milieu de travail en affirmant: je suis designer UX, je suis designer de produits en série, je suis designer-stratège plutôt que de s'entêter à dire je suis designer industriel quand la réalité est souvent si différente et s'éloigne forcément de l'aspect industriel/manufacturier/en série.
Un peu de spécialisation peut-être? Who knows!
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